« Man Justina n’était pas un vraie sorcière mais une engagée, plus exactement une morphrasée, une de ces personnes lasses de la forme humaine et qui signent contrat avec un démon pour se changer la nuit en âne, en crabe ou en oiseau, selon le penchant de leur coeur. Un beau matin on la découvrit à l’entrée du village : noyée dans son propre sang. Rentrée d’un vol nocturne, elle avait été surprise par les premiers rayons de l’aube et s’était aussitôt aplatie au sol, terrassée par la sainteté de la lumière. Elle gisait au milieu de la route et son corps d’oiseau reprenait lentement forme humaine, des mains naissaient au bout de ses ailes et de longues tresses d’un blanc étourdissant se mêlaient aux plumes éteintes d’un crâne de chouette.

Les gens se tenaient un peu à distance, notant tous les détails utiles, point par point, en raison de l’extrême rareté d’un spectacle à rapporter soigneusement aux absents, aux parents éloignés, voire aux inconnus que l’on croiserait plus tard sur le chemin de sa vie. C’était jeudi et les enfants se glissaient entre les jambes des adultes, jetaient un coup d’oeil sans paraître autrement surpris, avaient vu bien plus beau en rêve, semblaient-ils dire, depuis qu’ils suçaient de pareilles histoires avec le lait maternel. Seuls les plus grands commentaient l’événement, les « docteurs », ceux qui préparaient le certificat d’études, avec chacun son porte-plume pointant fièrement de la tignasse. D’après eux, à leur connaissance, les gens tournaient en chien ou en crabe comme l’eau se change en glace, ou comme le courant électrique se transforme en lumière dans les lampes, en paroles et musique dans les appareils radio : man Justina, estimaient-ils, c’était seulement une petite tranche du monde qui ne figurait pas dans les livres, car les blancs avaient décidé de jeter un voile par-dessus. »


Ti Jean L’horizon de Simone Schwarz-Bart
(EDITIONS DU SEUIL)